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SETIF (21)

lundi 13 décembre 2010, , article écrit par Ammar Koroghli et publié par La rédaction


Les années lycée allaient ajouter un autre malheur à nos péripéties sans fin reconduites sous le sceau de la misère sociale que notre génération subissait de plein fouet. L’un de mes camarades d’infortune allait décéder ; nous habitions le même quartier, près de Aïn Moreau. L’occasion me fut donnée de le voir pour la dernière fois à un moment où apparemment il décida de quitter ce monde et ses abominations. C’est ainsi que je le revois encore, quelques jours avant le grand voyage dans l’inconnu…

Il fumait ce jour là. Le regard terne et lointain. Il tirait sur sa cigarette d’une manière saccadée, comme s’il voulait la broyer entre ses dents. L’avaler. Son visage émacié avait pris une couleur qui tirait sur le noir charbon. Ses gestes nerveux rendaient son angoisse indéchiffrable. Il était agité d’une façon inhabituelle. On aurait dit qu’il tremblait. Pourtant, majestueux dans l’azur, un soleil estival taquinait de ses rayons les habitants de la cité de Aïn Fouara. Il n’en avait cure.

Je marchais à ses côtés. Pas un mot ne sortait de ma bouche. Ce jour là, le silence était devenu mon credo, ma raison de le côtoyer. Je devais me taire et aller au gré de la fantaisie de son esprit tiraillé par des pensées obscures. J’aurais voulu pénétrer son indifférence et le questionner sur le mal qui rongeait son for intérieur. Les efforts déployés auparavant pour le sortir de son mutisme se révélèrent vains. Que pouvait-il bien se passer dans sa tête ?

Sa cigarette éteinte lui pendait entre les lèvres. De temps à autre, il bredouillait des sons inintelligibles. On aurait dit qu’il se parlait lui-même. Il s’arrêtait sans se soucier le moins du monde de ma présence. Parfois, il posait ses doigts sur son front comme pour se rappeler qu’il existait. Sans doute se remettait-il en tête qu’il vivait ; puis, il s’engouffrait au milieu de la foule indifférente pour se replonger dans son bain de silence. Je me précipitais pour le rejoindre afin de ne pas me faire distancer. Sa fougue m’étonnait. Pouvait-on s’imaginer qu’en un corps aussi émacié, il puisse y avoir autant d’énergie ? Je le dévisageais. Il était imperturbable. Il marchait. La marche était devenue, ce jour là, son mode d’existence privilégié. Il exprimait toute on attitude à l’égard de la société par la marche. Il fumait également. La cigarette était devenue sa manière d’exprimer sa haine à un environnement des plus hostiles. Il est vrai que Lamri devait travailler nuit et jour pour arriver à amasser quelques dinars. Pour lui et pour sa mère. Sur son visage renfrogné, un sourire narquois passait de temps à autre tel un éclair. C’était un signe du retour au monde de vivants, me disais-je alors.

Je devinais ses appréhensions. Mais, je devais l’encourager à les vaincre. « Lamri, lui soufflais-je à l’oreille, dis-moi ce que tu as ? C’est ton ami de toujours qui t’appelle. Confie-toi à moi ». Il s’arrêtait. Me regardait avec des yeux vides. Se croisait les bras et paraissait méditer sur je ne sais quel problème métaphysique. Ma voix aurait-elle écorché sa conscience ? Au café, il me dévisageait comme s’il ne me reconnaissait pas, comme s’il me voyait pour la première fois. Lamri ne m’écoutait plus. Il regardait au loin, n’ayant pour d’autres horizons que nos rêves déchiquetés par les tracas quotidiens. Mille paradoxes brisaient nos illusions à force d’être ressassées. Nous gisions dans un état de pauvreté exagérément grossi par une ignorance des choses de la vie. Le poids de ces réalités pesait sur nos consciences et plissait nos fronts. Nous n’avions cure de tout cela. La chose qui importait alors à nos yeux était que nous devions aller à la chkoula, l’école. Y manger chaque jour à la cantine. Et y voir un moyen d’être un jour quelqu’un comme l’espérait nos parents. C’était une situation vécue à l’ombre de l’avènement de l’indépendance du pays…

(A suivre)


Ammar Koroghli

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