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SETIF (22)

vendredi 17 décembre 2010, , article écrit par Ammar Koroghli et publié par La rédaction


Je nous revois tabliers noirs, les cheveux coupés en brosse et la mine prête à rougir à l’approche de l’instituteur. Devant le tableau immense, mis en rapport avec nos tailles de gamins, nous balbutions quelques vers. Le « Bien, à ta place, dix sur dix » représentait pour nous le pinacle des idéaux du monde de l’enfance. C’était un mal presque irrémédiable qu’on nous inoculait. Jusqu’à tuer en nous l’amour du monde. Insouciant alors, nous nagions dans l’extase et la joie par la grâce de la possession d’un bon point au sujet duquel nous nous querellions à qui mieux mieux.

De l’enfance de Lamri, je garde l’image d’un visage malicieux. D’un garçon à l’esprit inventif. Nous rivalisions d’ardeur pour imposer nos points de vues respectifs dans le domaine du dessin. Après l’école et surtout les fins de semaine, nous achetions et vendions des illustrés. Nous exhibions nos dessins aux regards admiratifs, mais parfois réprobateurs, de nos camarades de classe. Nos idéaux se rejoignaient. Nous aspirions à un changement de nos conditions de vie. Ce point commun fut en grande partie à l’origine de notre amitié qui ne devait cesser qu’avec sa mort. Faute de jouets, ses idées ingénieuses le conduisirent un jour à amasser des planches, du fer, des roues et à en faire une sorte de voiture qui attira sur lui tant de regards envieux. Il avait le génie du bricolage.

Je revois encore ce garçon au teint très brun et aux cheveux longs et noirs. Cartable sous le bras, illustré entre les mains, il descendait notre ruelle pour se diriger vers la maison où l’attendait sa mère. Après avoir bu son café au lait, il sortait. Dehors, il trouvait toujours l’occasion de s’amuser aux dépens de l’un de nos compagnons de jeu, mais c’était un brave garçon dont j’ai pu, à maintes reprises, apprécier la gentillesse. Indépendante en grande partie de sa volonté, cette existence ne le plongea pas dans le malheur. Dans le bonheur non plus. Il était orphelin de père. Livré aux dangers de la rue, il souffrait de ne pouvoir développer son intelligence. D’assouvir une curiosité d’enfant prêt à être happé par les vicissitudes de la vie d’adulte. Ce n’était pas l’euphorie pour lui. Son père décéda avant qu’il ne fût admis en ce monde. D’origine rurale et sans aucune qualification, sa mère ne pouvait travailler d’une manière stable. Il lui fallut effectuer pour le compte de nos voisines de menus travaux. Il dut l’aider pendant trois ou quatre ans environ en recourant à divers métiers. Pour avoir un revenu minimum de survie… A ce jour, l’Etat algérien n’a pas pensé à mettre en place un revenu minimum pour les plus démunis en leur qualité d’Algériens qui ont plus que quiconque droit à une répartition des recettes des hydrocarbures.

Par un jour d’automne où le temps faisait grise mine, j’appris par ma mère que Lamri avait succombé à sa peine. Sa mort me bouleversa d’autant que je l’ai appris une semaine environ en retard, j’étais alors enseignant à Aïn El Kébira dont je ne revenais alors que le week end. Au vu de sa santé qui déclinait de jour en jour. Il était inévitable que la mort eût raison de lui. Mais il me fut difficile d’imaginer la disparition d’un ami avec lequel j’avais grandi. Et partagé le fardeau d’une condition commune. Lamri, comme tant d’autres de nos camarades d’infortune, avait été spolié de ce que l’être a de plus cher, l’enfance et l’adolescence. En bon philosophe, Lamri avait-il préféré partir pour mettre fin à cette agonie ? Certains de nos compagnons de jeu, dans la cité, le susurraient…

(A suivre)


Ammar Koroghli

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