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SETIF (35)

samedi 12 février 2011, , article écrit par Ammar Koroghli et publié par La rédaction


Ma mère était douce. Miel dans un pré où butinaient les abeilles et où folâtraient les papillons. Au début, elle était l’incarnation de la pudeur. Elle regardait les passants à la dérobée, en se tenant derrière les rideaux. A l’écart du manichéisme ambiant, régnant en maître dans la rue et dans les têtes. Structures mentales sclérosées. Elle fut au bout de ses forces lorsque, tour à tour, mon père et mon frère tombèrent gravement malades. Elle commença à sortir après leur mort. De plus en plus. Contrainte et forcée. Imperturbable, elle fit enfin la connaissance de la vie urbaine avec ses méandres et ses relents de machiavélisme. Ses mésaventures étaient loin d’être terminés. Ses forces commencèrent à l’abandonner. Elle apprit sa vulnérabilité. Peu à peu. Face à sa maladie, elle s’écriait : « Qu’est ce que j’ai fait ya rabbi pour mériter tout cela » ?...

Pour moi, le ramadhan n’avait alors pas le goût des longues soirées de veille au café ou en famille, mais des privations qui, hélas, ne chômaient point à longueur d’années. Alors, un mois de plus ou de moins pour les familles déjà démunies… C’et alors que naît la haine de l’injustice dans les petites têtes innocentes. De voir les autres enfants vivre de même crée une sorte de solidarité, mais aussi de rancœur à l’endroit de certains privilégiés s’accommodant fort bien de la situation. Ni la viande ni les sucreries ne leur manquaient tout au long des veillées, du ftour au shour…

La m’laya lui buvait toute sa personne. Elle enveloppait ma mère d’obscurité. Seul le odjar lui permettait de mettre en valeur ses yeux noircis au khôl. Elle sortait, après les prières de rigueur. Dehors, elle avait toujours le pas alerte. De loin, elle ressemblait à une momie de noir vêtue. Une momie mobile. Il ne lui vint jamais à l’idée de s’interroger sur cette manière de s’habiller. Encore moins de s’en débarrasser. Affublée d’un bignoire, le chef couvert d’une maharma, les cheveux nattés toute une vie. Préoccupée par les tracas de la vie quotidienne, elle s’abandonnait aux superstitions de bounechada et sid el khier, saints de Sétif. Univers carcéral : mlaya et foyer. Elle apprit à se défendre. Connaître le bureau de telle ou telle administration. Aller chez l’écrivain public -clerc populaire- pour ses fameux rabouls. Rendre visite à ses amies. Répondre à ses détractrices. Elle s’assuma à sa manière…

L’enfance est un terrible secret. Une horrible blessure ? Un ciel orageux parfois. Une boule dans la gorge. Des sanglots étouffés. Mais que ma joie était grande, ma mère était encore vivante. Je pouvais la voir. L’embrasser. La regarder. La toucher. La rassurer. Peut être, suprême désir, lui donner quelques jours de bonheur et partager ensemble quelques souvenirs imbibés d’images de notre vie. Il m’arrivait de prendre une petite retraite dans un café où je tentais d’extirper mon émotion de mes tripes. En guise de scalpel ma plume. Réduite à sa plus simple expression, ma mère respirait la pudeur. La naïveté à fleur de peau. Le sens populaire l’emportait souvent sur mes réflexions, au cours de nos rares discussions. Mais déjà j’observais hélas son teint blafard, ses yeux enfoncés à force de veille, cette poitrine flétrie avant terme, ses bras décharnés. Victime expiatoire ? Une de plus. Châtiment pour quelle faute ?

(A suivre)


Ammar Koroghli

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