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Le 48e vendredi de la contestation populaire à Sétif : le rebond

dimanche 19 janvier 2020, par Hamoud ZITOUNI


Comme pour détromper ceux qui spéculent ou misent sur la lassitude et l’usure de cette gigantesque et inédite énergie populaire qu’il représente, le hirak à Sétif, comme partout ailleurs en Algérie, a montré son incontestable vigueur en ce vendredi 17 janvier 2020.

Sans être exceptionnelle, comme elle le fut dans ses grands rendez-vous (5 juillet, 1er novembre, 9 décembre 2019 : près de 20 000 personnes), le hirak a toutefois réuni en ce 48e vendredi près de 2000 manifestants. En ce jour clair et frais, presque printanier, les manifestants sont en très grande partie des jeunes, parfois à peine sortis de l’adolescence, étudiants ou sans occupation particulière, des étudiants, des enseignants, des petits commerçants, des chômeurs, des personnes d’âge mûr parfois accompagnés de leurs enfants, des séniors chenus, quelques femmes et jeunes filles, des handicapés sur chariot, des personnes qu’on devine la peine mais cachant dignement leur souffrance et leur mal de vivre, des indignés, des aigris ou des victimes du système, des rêveurs et probablement d’autres profils.

L’accoutrement vestimentaire, la coupe de cheveux parfois franchement drôle, renseigne sur la diversité générationnelle, idéologique et culturelle du hirak. N’est-ce pas une preuve vivante du caractère fondamentalement diversifié de celui-ci que le destin commun continue de rassembler ? Presque plus personne du hirak ne s’offusque devant le port du drapeau identitaire et culturel berbère. Celui-ci n’est plus considéré pour grand nombre d’arabophones ni comme antinomique à l’emblème national ni une atteinte à l’unité de la nation ni une raillerie alimentée par les réseaux sociaux. Il est devenu a ninima une curiosité menant à la redécouverte de l’histoire multimillénaire de notre pays. Le port du pantalon ou du djelbab par une jeune fille n’est plus perçu comme un signe de dépravation ou de soumission féminine. Ni la djellaba, ni la barbe hirsute ne sont plus vus comme des signes d’exclusion totalitaire ou de mépris ou de phobie maladive à l’égard de l’autre. Les préjugés même tenaces reculent peu à peu. Les propos idéologiques et religieux y sont absents. Par contre, on se met en mode silencieux à l’appel du muezzin, à l’approche de l’hôpital ou d’un domicile en deuil. De nombreux slogans du hirak illustrent ce phénomène collectif, probablement sociétal dont le plus emblématique est sans nul doute : « selmya, selmya » (pacifique, pacifique). Le changement comportemental dans le hirak s’effectue subrepticement, en douceur, par touche. On se découvre mutuellement et on redécouvre le sens et l’intérêt du vivre et d’oeuvrer ensemble pour une Algérie meilleure. De nombreuses fois, j’ai observé au sein des marches du hirak, des marques de respect, de prévenance et d’empathie envers les autres : les femmes et jeunes filles, les handicapés, les personnes fragiles, envers les policiers aussi. On n’oubliera pas ces distributeurs d’eau et ces arroseurs au pulvérisateur agricole en période de canicule et ces jeunes ramasseurs de déchets sur les emplacements de manifestations. Dans les moments de très grande mobilisation et de forte nervosité du hirak, suite à des arrestations ou à l’apparition de groupes belliqueux de nervis, des manifestants formaient instantanément des haies humaines de protection devant les groupes de policiers pour prévenir tout affrontement ou débordement de la part de jeunes hirakistes surexcités ou de provocateurs infiltrés. Il est symptomatiquement rassurant qu’au plus fort de la mobilisation citoyenne à Sétif et des arrestations effectuées (dont je n’en connais pas le nombre), aucune violence majeure à l’égard des personnes et des biens n’a été enregistrée. Les sociologues et les anthropologues nous renseigneront mieux sur ce phénomène majeur qu’est devenu le Hirak en Algérie.

Curieusement et pour le second vendredi de suite, le groupuscule anti-hirak surnommé « baltagia » a disparu du radar. Devenu belliqueux à outrance lors des 45 et 46 èmes vendredis, suspecté d’être commandité par des milieux obscurs de l’argent et de la politique, il a soudainement disparu comme il est apparu.
Pour le second vendredi de suite, les manifestants ont été contenus par la police sur les deux trottoirs de l’avenue de l’ALN au lieu du rassemblement habituel, pour libérer, dit-on, la chaussée à la libre circulation automobile. Ce confinement ne durera que quelques dizaines de minutes avant la marche du hirak. A l’entame de celle-ci, les manifestants marqueront une brève halte de recueillement devant l’effigie du chahid Didouche Mourad placardée, à l’instar d’autres grandes figures nationales sur le mur d’enceinte du secteur militaire, mitoyen au siège de la wilaya. Didouche Mourad, dit Si Abdelkader, fut l’un, vraisemblablement le plus jeune, des fondateurs du FLN historique. Il tomba au champ d’honneur le 18 janvier 1955, à l’âge de 28 ans, lors d’un accrochage contre l’armée coloniale à Oued Boukerker au nord de Constantine, loin de sa ville natale, Alger. Tout un symbole à plusieurs lectures… L’hymne de Kassamane est repris par les centaines de voix du hirak, en l’honneur à tous les combattants pour la liberté. Le grand drapeau national hissé sur un long mat, flotte majestueusement sur la foule formant le signe V de la main. Quelques dizaines d’autres emblèmes tricolores fleurissent sur les épaules des hirakistes et l’on remarque aussi la bannière amazighe portée par quelques manifestants. La banderole en tête de la marche portée en partie par la gente féminine est, elle aussi, formée du drapeau national. Le peuple « d’en bas » se réapproprie à présent ses propres symboles nationaux, ses propres héros et sa propre trop histoire longtemps monopolisés par ceux « d’en haut » et par leur obligée clientèle.

Puis, les manifestants reprendront allègrement leur périple par les artères du nord-ouest de la ville : avenue de l’ALN, rue du champ d’azur (El Ararsa), Bd des entrepreneurs, cité Belkired (750 lgts). Le cortège redescendra par l’avenue Ibn Sina puis empruntera le bd Cheikh Laifa et s’engouffrera dans la trémie de Bab Biskra. Après l’effet euphorique de la trémie déjà décrit dans les précédentes publications, les marcheurs remonteront l’avenue de l’ALN en longeant successivement, le palais de justice, le commissariat central, le stade Guessab puis les lycées Malika Gaid et Kirouani Mohamed pour arriver devant le point de départ. Là, au rond-point névralgique de la ville, la marche est bloquée : les hommes en bleu lui interdisent d’avancer vers le point de rassemblement rituel. La raison serait de garder la voie libre à la circulation. Mais c’est exactement l’effet inverse qui se produit : les marcheurs du hirak s’assoient sur la chaussée bloquant la circulation de toute part y compris celle du tramway. Très vite, les donneurs d’ordre s’aperçoivent de leur méprise. L’avenue de l’ALN, bloquée quelques minutes, est alors rouverte au hirak, lequel ne va pas s’y attarder. Cela valait-il la peine de la bloquer ? Les marcheurs du hirak rejoignent leur point de départ sur quelques mètres plus loin et profitent de l’occasion d’arroser la police de « hagara » avant de se disperser de suite, volontairement et paisiblement. C’est la fin de la manifestation. Seul un petit groupe d’une cinquantaine de jeunes irréductibles rassemblés sur le trottoir continueront bruyamment, pour quelques minutes encore, leur manifestation, déployant ainsi pour la dernière fois de la journée leur riche album de slogans. Il est près de 17 heures. Le froid typique aux hauts plateaux s’abat alors sur la ville dont les rues se vident peu à peu.

H.ZITOUNI

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