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« Alger, Nice, Sétif... »

samedi 24 décembre 2005, par Nedj


Né à Constantine en 1947 d’un père policier corse et d’une mère institutrice pied-noir, Francis Zamponi épouse la carrière de journaliste dans plusieurs titres français, dont Libération. Investigateur spécialiste de la police, il publie notamment une enquête Les RG à l’écoute de la France. Police et politique de 1981 à 1997 et plusieurs romans policiers. Son roman Mon Colonel, qui dissèque l’enfer de la torture durant la guerre de Libération, sera porté à l’écran sous la production de Costa Gavras.

Alger, Nice, Sétif. Les trois villes entre lesquelles Ferhat Abbas a partagé les dernières années de son existence. Trois villes dont les noms, au moment où l’on célèbre le vingtième anniversaire de sa mort, résonnent pour moi d’une manière toute particulière. Alger, c’est la ville où est née ma mère et celle où mes grands-parents reposent au cimetière d’El Biar. C’est aussi la ville où, en 1962, le président Ferhat Abbas a ouvert la toute première séance de l’Assemblée nationale de l’Algérie algérienne. Nice, c’est la ville où mes parents ont pris leur retraite et fini leurs jours. C’est aussi la ville où j’ai un jour accompagné mon père, en 1980 je crois, lorsqu’il est allé se faire dédicacer par l’écrivain Ferhat Abbas un de ses livres. Sétif enfin, c’est la ville où j’ai fêté le premier anniversaire dont je me souvienne, celui de mes sept ans et où, huit mois plus tard, j’ai vécu la journée du 1er novembre 1954. C’est aujourd’hui surtout la ville où j’ai rencontré le pharmacien Ferhat Abbas dans son officine de la rue Sillègue. Je souffrais de je ne sais plus quelle maladie enfantine et, en sortant de chez le médecin, mon père m’a conduit, l’ordonnance dans une main, la mienne dans l’autre, vers la pharmacie Abbas. Ma mère, qui partageait les préjugés qui nous ont valu tant de malheurs, était un peu réticente à l’idée d’acheter pour son fils des médicaments chez celui qu’elle nommait le « pharmacien indigène », mais mon père avait insisté. Né en Corse, dans une famille montagnarde que la pauvreté avait poussé à émigrer en Algérie, il ne portait pas sur les Arabes le même regard paternaliste et condescendant que beaucoup de pieds-noirs et, contrairement à nombre d’entre eux, il était parfaitement arabophone. Commissaire central de Sétif, il considérait, certes, les militants indépendantistes qui n’avaient pas rejoint le maquis comme des adversaires politiques de la loi française qu’il était chargé de faire respecter, mais pas comme des ennemis personnels. C’est dans cet état d’esprit qu’il avait à plusieurs reprises rencontré notre compatriote sétifien Ferhat Abbas. C’est à Nice, en 1980, que mon père m’a parlé de ses entretiens avec celui qui venait, après avoir connu les prisons de l’Algérie indépendante, d’acquérir un logement dans cette ville. J’ai ainsi appris que les visites de mon père à la pharmacie Abbas, trente ans plus tôt, n’avaient pas toujours eu des motifs médicaux. Les deux hommes parlaient de politique et, d’après mon père, étaient d’accord avec le maire Brincat, un « libéral » comme on désignait alors avec mépris les Européens favorables à une évolution du statut de l’Algérie, et le conseiller général socialiste Widenlocher, pour explorer les pistes qui permettraient d’interrompre la guerre qui commençait. Les rapports que mon père m’a dit avoir envoyé au gouvernement général après ces entretiens n’ont eu d’autres résultats que de le faire déplacer à Maison Carrée et Ferhat Abbas, pour éviter l’arrestation, a pris le chemin de l’exil en Egypte. A Nice, après sa rencontre avec Ferhat Abbas, mon père m’a raconté que c’est sur les conseils de son pharmacien sétifois qu’il avait jadis acquis un livre intitulé Bou el Nouar, le jeune Algérien. Cet ouvrage, que j’ai aujourd’hui égaré mais dont je me souviens encore parfaitement, racontait la vie d’un jeune fils de fellah qui, ayant eu la possibilité, inespérée à l’époque, de pouvoir poursuivre des études s’était trouvé rejeté par ses condisciples européens qui se moquaient de lui en le surnommant « Boule noire » et par ses camarades arabes qui lui reprochaient de trahir ses frères. Ce n’est que bien plus tard, en lisant la biographie de celui qui présida le Gouvernement provisoire de la République algérienne, que j’ai compris que le sens du compromis, qui lui a souvent été reproché durant sa vie politique, provenait sans doute de son enfance qui avait eu bien des points communs avec celle du jeune Algérien des années 1950 qui ne savait pas s’il valait mieux être méprisé par les Arabes sous le nom de Bou el Nouar ou par les Européens sous celui de Boule noire.

Francis Zamponi, Montpellier, France, Source : Liberté

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