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SETIF (7)

mercredi 20 octobre 2010, La rédaction

Vers la même époque, il y eut durant plusieurs années ce que j’appellerai la période des illustrés. Star. Tel était le nom de ce cinéma où nous nous réunissions pour la vente et l’achat des illustrés. Nous étions pour la plupart à l’école primaire. En face, il y avait le marché de Sétif. Un lieu où l’hygiène était le souci cadet des marchands de légumes et des bouchers d’alors. Une odeur indescriptible y régnait. La viande inaccessible pour beaucoup d’entre nous pendait, accrochée par des esses. Sans véritable réfrigération. Les légumes et les fruits étaient posés à même les étals. Parfois en leurs cageots. Les prix défiaient le pouvoir d’achat de nos pères qui trimaient souvent dans des chantiers comme manœuvres ou maçons, payés à la quinzaine. Pour beaucoup d’entre nous, nous avions depuis longtemps apprivoisé la pauvreté atavique. Elle devint, si je puis dire, notre campagne d’infortune !

Cette période fut des plus marquantes. J’y débutai ma carrière d’adolescent. Je fus parmi ceux de mes camarades de lycée qui, privés de vacances, passèrent leur temps à rêvasser à l’ombre du marché. Par moments, il nous arrivait de voir un film à l’affiche. Le plus souvent, il s’agissait de westerns et de films indiens -nous disions hindous-. Il est vrai que j’y ai été habitué. Mon premier film fut L’homme qui tua Liberty Valence avec John Wayne ; c’était un billet qui m’a été offert par l’école, ainsi qu’à d’autres de mes camarades de classe bien notés. Il nous arrivait aussi de nous rendre en bande au ftaïri tunisien pour y prendre un beignet avec du thé. Comme nous partions parfois au souk situé à un autre lieu pour prendre un bol de soupe, avec une cuillère d’huile d’olive, chez Hamma. Au souk où nous écoutions émerveillés les contes de troubadours venus d’ici ou là. Nous nous laissions bercer par ces magiciens de la parole. Leurs mots choisis pour raconter leurs histoires nous subjuguaient ; nous riions de bon coeur. Ce souk fut tout simplement rasé et ses troubadours privés de parole ! Etaient-ils donc si subversifs ? Et que n’a-t-on remplacé ce lieu de la culture populaire par quelques flamboyants centres culturels où tout un chacun pouvait mettre en avant son talent ? Raser et priver, il en restera toujours quelque chose. Au moins quatre décennies après, ma mémoire se réconforte de leurs souvenirs.

Il arrivait, par moments, qu’il y ait de la zizanie entre nous, de nous quereller à propos de notre commerce des illustrés lorsque nous ne parvenions pas à nous entendre sur l’achat et la vente auprès de certains de nos camarades d’infortune. Il me souvient d’un jour où j’ai emprunté une modeste somme d’argent à l’une de nos voisines que j’approvisionnais en romans-photos, quelques khamsine douros, deux cent cinquante dinars sans doute. Deux à trois mois après, non seulement j’avais rendu à celle-ci son dû, mais j’ai épargné environ mille dinars ; ce qui me permit de m’acheter des vêtements neufs pour la rentrée et de régler l’assurance scolaire. Lorsque je me remémore ces instants, j’ai immanquablement en tête une forte lumière d’un ciel bleu aveuglant. C’était souvent l’été qui me venait à l’esprit. Indépendamment de cette indigence que je partageais avec d’autres, nous étions épargnés par notre insouciance. Nous étions encore des gamins en adolescence, loin de nous douter que ce monde renfermait bien des secrets incommensurables. Et que nous ne pourrions un jour espérer en connaître qu’une infime partie.

(A suivre)