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SETIF (19)

dimanche 5 décembre 2010, , article écrit par Ammar Koroghli et publié par La rédaction


Le lycée. Un univers magique pour nous, alors gamins mis trop tôt au contact d’innombrables difficultés. Nos parents étaient broyés par les soucis d’un quotidien constamment reconduit à leur détriment. Démunis par hérédité, ils ont vécu à l’ombre de l’indigence. De père en fils. Le calvaire les consommait de l’aube au crépuscule ; même fourbus par l’âge, ils se sont échinés pour nous apporter le pain de tous les jours. Emerveillés par notre apprentissage, autant qu’ils étaient vétilleux sur les efforts à exiger sans cesse de nous pour parvenir au pinacle du savoir et profiter du firmament de la culture. Tels étaient leurs vœux.

Il nous arriva cependant d’avoir des décalages quant à l’approche des choses de la vie, avant celles de l’école. Ainsi, il me souvient d’un jour ô combien mémorable ; j’eus d’abord droit à une gifle paternelle magistrale. Dieu pardonne à mon père, mes oreilles en sifflèrent longtemps. Et pour cause, je fus classé second dans ma classe sur une quarantaine d’élèves. Dans son infinie incompréhension des choses scolaires, mon père décida que j’aurais dû avoir une place se rapprochant de la quarantième par référence à une conception mettant en exergue la quantité. Autant qu’à faire, quarantième plutôt que deuxième !

Quelle ne fut sa surprise lorsque Tayeb, le vendeur d’habits et de chaussures où j’étais alors sapé, lui fit comprendre que j’avais pratiquement la meilleure place et, à ce titre, je devais être habillé en or (sic) ! Inutile de dire son regard soudain fier et brillant devant son enfant. Désormais, j’eus droit à tous les égards ; pour mon père, me servir de la brioche, un must. Merci Ammi Tayeb. Fiston fut mon deuxième prénom. Il me pavanait au café Chellali devant ses camarades de chantier ; avec ravissement, chacun d’eux me remettait quelques pièces de monnaie en guise de barouk…

Hélas, nos années lycée furent également des plus douloureuses. Durant les deux premières années, des notes et des classements dont sans doute mon défunt père m’aurait gratifié de quelques magistrales gifles. De celles fondatrices d’une personnalité soumise à rude épreuve. J’ai en mémoire les tentatives d’assimiler tant et tant de leçons. Géographie en français et histoire en arabe. Mais aussi, règles de grammaire d’arabe et de français, bientôt suivies de celles d’italien. Et des récitations en toutes langues à apprendre par cœur. Notre mémoire était sans cesse sollicitée. Assiégée par les mathématiques dont naguère les Arabes et Musulmans furent des plus férus. Finies les simples additions et soustractions, les divisions et multiplications. Place à de nouvelles méthodes. Arithmétique et géométrie allaient désormais être les nouvelles compagnes de nos neurones.

Avec une rare insolence, nous déambulions la nuit, dans la ville qui s’apprêtait à dormir, pour spéculer inlassablement sur les idées. Il nous arrivait de nous enfermer dans le silence. D’évoquer notre vie future avec les filles qui vivaient dans la hantise d’être vues par un quelconque voisin. Plus rarement vu l’encerclement de frustration, elles vivaient la hantise d’une grossesse pour les plus téméraires. L’avortement clandestin ? Quelle humiliation. C’était -c’est- signer son arrêt de mort. Quelle transgression ! Pour les garçons, ils avaient la vulgarité facile et les blagues joviales. Les chansons paillardes aussi. Certains avaient même le verbe assassin envers certaines filles qui osaient se mesurer aux traditions. Des phrases acérées pour les jeter en pâture à l’invective. D’autres se permettaient même de boire quelques canettes chez Saïd, ce fieffé coquin. Filou ingénieux ayant eu maille à partir avec la justice. Il transforma sa camionnette en bar ambulant. Consommation du liquide mousseux à la sortie de la ville. Assis sur de grosses pierres transformées en chaises pour l’occasion… Quelle époque !
Ces années là n’ont pas été une sinécure. Nos tribulations - celles de ma mère plus particulièrement, en souffrance durant toute son existence- sont à classer au top des misères humaines ; mon frère Abdelaziz qu’on appelait aussi Nassir qui, après avoir vécu le calvaire ayant été paralysé de sa naissance à sa mort, allait sortir de cette vie sans bonheur. Je le revois encore assis à son coin habituel, sans pouvoir exprimer son ressentiment à l’endroit de cette p… de vie car privé autant de sa parole que de ses jambes. Seule consolation, son sourire. Quelle déchéance que de vivre sans pouvoir clamer ses joies et peines à tue-tête à la face de ce monde, finalement terriblement hostile. A quoi bon naître à l’indépendance si l’on est fauché dès la naissance de la sienne !

(A suivre)


Ammar Koroghli

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