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Enquête au paradis de l’informel : Si El Eulma m’était comptée

lundi 22 octobre 2007, , article écrit par A. Chabane, La Tribune et publié par La rédaction


Des centaines de magasins, 1 800 exactement pour la seule partie nord du quartier, conjuguent ainsi, à l’infini des rues et des ruelles, la même variété de produits cosmétiques, jouets, ustensiles de cuisine, maroquinerie, articles scolaires, gadgets et tant et tant d’autres choses, dans une fièvre jouissive permanente, pour le plus grand bonheur des milliers de clients venus de loin, c’est-à-dire de tous les coins du pays, acquérir le produit qu’ils iront revendre ailleurs, avec une marge bénéficiaire plus ou moins confortable.

Charmante bourgade agro-pastorale distante d’à peine 27 km de Sétif, la ville d’El Eulma a connu, ces dernières années, une fulgurante extension au point d’accueillir, désormais, le plus grand nombre de milliardaires par rapport aux autres villes du pays, mégapoles comprises.
La métamorphose a commencé au début des années 80 lorsque des commerçants ont jeté leur dévolu sur des espaces vierges et y ont construit les premiers édifices destinés à un commerce de gros. Très vite, des terrains comme celui de la famille Samaï qui va défrayer la chronique judiciaire pendant de longues années, compte tenu d’un différend entre les héritiers agrémenté de tractations douteuses impliquant diverses parties, vont susciter d’âpres convoitises.

De quelque centaines de dinars à l’époque, le prix du m2 a connu une ascension tout aussi vertigineuse, flirtant allègrement avec les milliers, voire les dizaines de milliers de DA, aujourd’hui. Rareté fait loi et les prétendants sont prêts à débourser des sommes faramineuses pour occuper la devanture de la scène dans un quartier devenu, en dix ans à peine, une véritable ruche du commerce de gros. Les importateurs qui activent dans les quartiers de « la Chine » et surtout « Dubaï » ont acquis une dimension telle que l’ancien chef du gouvernement, Ahmed Ouyahia, avait plaisanté à leur sujet en affirmant que, faute de temps, on ne comptait plus l’argent, à El Eulma, et que l’on se contentait d’y peser les sacs de billets pour déterminer les sommes contenues. Il n’était pas vraiment loin de la vérité. Cité prospère et difforme, la ville s’est parée de somptueuses bâtisses, rivalisant par centaines de leurs atours et tentant, expérience du voyage aidant, de reproduire le caractère des palais observés dans les Emirats. L’urbanisation sauvage a contraint les autorités locales à parer au plus pressé, s’engageant dans une course-poursuite soutenue pour réaliser les travaux de viabilisation. Bitumage des voies, électrification et conduction d’eau sont autant de défis qui ont été surmontés dans des délais quasi miraculeux. Preuve que quand on veut on peut, pourvu que le nerf de la guerre soit disponible.

Or, c’est ce qui manque le moins dans la ville de Messaoud Zeghar, alias Rachid Casa, pratiquement inconnu des nouveaux maîtres d’El Eulma. Devenus importateurs de toutes sortes de produits, ces derniers alimentant l’Algérie mais aussi la Tunisie en quantités industrielles, abandonnant au menu fretin, comme autant de miettes négligeables, le commerce de quelques matériaux comme les CD, DVD et DIVX, depuis que les Douanes et l’ONDA ont procédé à une saisie-record de plus de 30 000 ouvrages piratés chez un fabricant installé au cœur de « Dubaï » et activant sans registre du commerce ni autorisation d’aucune sorte.
Les mésaventures d’Universal Disc ont, semble-t-il, servi de leçon aux autres « entrepreneurs » même si la règle est établie de longue date selon laquelle les énormes quantités de marchandise sont cédées sans aucune facture ni autre trace quelconque de documents habituellement établis pour toute activité commerciale. Après un moment de panique générale, la plupart des rideaux sont restés baissés le temps de quelques semaines, avant d’offrir au regard de la clientèle une gamme radicalement différente. Un ancien magasin spécialisé dans la vente de CD piratés, propriété de la Sarl El Imad, propose désormais de l’habillement pour femmes et enfants. Autres temps, autres mœurs.
Ainsi le veut la loi de Dubaï, paradis de l’informel où tout se vend et se monnaye dans la plus pure tradition des caravanes de jadis, une simple poignée de main faisant foi autant qu’un acte notarié et des sacs de dinars au poids impressionnant s’échangeant aussi banalement qu’une flopée de pièces de monnaie. Ni factures ni contrats. De simples listes griffonnées sur des bouts de papier difformes et les tractations sont conclues pour des montants de centaines, voire de millions de dinars, selon la nature de la marchandise.

Bric-à-brac

Car ce qui caractérise le marché de Dubaï, outre ses maisons cossues et ses devantures arrogantes, c’est le bric-à-brac généralisé des étalages à longueur de rues. Magasins de vêtements, d’ustensiles, de gadgets, tous les types de commerce envahissent les trottoirs, entreposant des cartons d’objets hétéroclites, certains n’hésitant pas à annexer une partie de la chaussée par laquelle des véhicules se hasardent néanmoins, ici ou là, à tenter un passage plus ou moins périlleux.
Ce qui frappe, de prime abord, dans l’immense labyrinthecommercial, c’est l’absence totale d’appellation des rues où des chiffres et des lettres, pour quelques-unes seulement, sont censées servir de repères. Ainsi, la rue C, mitoyenne des centres commerciaux le Prince et Kirt, offre-t-elle un semblant d’espace vert minuscule mais d’autant plus précieux qu’il est unique dans tout cet univers de béton. C’est l’endroit de prédilection de toute une faune de vendeurs à la sauvette, proposant des cigarettes de contrebande et divers autres produits, apparemment douteux.

Cela dit, El Eulma est sans conteste l’une des villes les plus tranquilles du pays, vols et agressions y étant particulièrement rares. Contrairement à la plupart des autres villes du pays, la mendicité n’y prospère absolument pas et demeure même exceptionnelle.
Des centaines de magasins, 1 800 exactement pour la seule partie nord du quartier, conjuguent ainsi, à l’infini des rues et des ruelles, la même variété de produits cosmétiques, jouets, ustensiles de cuisine, maroquinerie, articles scolaires, gadgets et tant et tant d’autres choses, dans une fièvre jouissive permanente, pour le plus grand bonheur des milliers de clients venus de loin, c’est-à-dire de tous les coins du pays, acquérir le produit qu’ils iront revendre ailleurs, avec une marge bénéficiaire plus ou moins confortable.

L’influence des Emirats est particulièrement évidente en ces lieux où les noms des magasins, les produits d’artisanat et les essences et autres baumes témoignent de la qualité des liens entre les importateurs d’El Eulma et leurs fournisseurs du Golfe. Chaque matin, dès six heures, les rues sont balayées et arrosées de façon à atténuer les nuages de poussière qui inondent la foule, à longueur de journée. Cartons, papiers et autres détritus sont effacés de la vue d’une clientèle matinale, venue de loin et déterminée à conclure, avant la fermeture des magasins, à quinze heures, tous ses achats. Réalité économique de l’Algérie des années 2000 et surtout du marché parallèle qui connaît d’autres solides repères, tant dans l’ouest, le centre que dans l’est du pays, à l’exemple des marchés de Tadjenanet ou d’El Hamiz, à Alger, El Eulma est un pôle commercial où l’on brasse des centaines de milliards de dinars, sans autre traçabilité que la parole donnée. Mais, il faut faire la différence entre l’argent échangé sans facturation dont l’origine n’est pas nécessairement illégale et l’argent qui résulte de la contrebande de marchandises, même si la frontière entre les deux reste mouvante et aléatoire. Dans les deux cas, il est probable que les marchandises importées souffrent d’une surfacturation ou d’une sous-facturation, selon le besoin de l’importateur, quand elles ne sont pas carrément soustraites au contrôle des Douanes.

Vitrine nationale de l’informel, le quartier de « Dubaï » à El Eulma témoigne de la carence du pays en service après-vente, garantie et autre information sur la gamme des produits écoulés.
Du côté du boulevard baptisé « Double Voie », où activent les commerces de l’électroménager et de l’ameublement de luxe, on propose les derniers modèles d’écrans plats géants ou de bibliothèques en acajou, mais l’acquéreur investit à ses risques et périls. Outre la « griffe » de la contrefaçon, omniprésente dans tout l’éventail des produits proposés, il y a la problématique de l’absence de facturation qui rend toute prétention à l’échange éventuel on ne peut plus précaire. Les Douanes et les impôts avouent, de ce fait, être confrontés à une situation inextricable pour la gestion de laquelle ils doivent déployer des trésors d’ingéniosité et faire constamment preuve de présence et de discernement.

Comptes et mécomptes

Dans un pays où le faux est généralisé et l’informel sacralisé, le combat des Douanes et du fisc ressemble aux travaux d’Hercule, particulièrement lorsqu’il dut nettoyer les écuries d’Augias.
Pour contrecarrer les importations et les exportations frauduleuses, les Douanes ont imaginé dernièrement d’imposer deux formules classiques, le mandat et la déclaration des éléments de valeur. Formules que les fraudeurs qui accaparent 30% du marché national de l’import-export auront vite fait de maîtriser, à l’instar des obligations antérieures.
Le secteur de l’informel, dont Dubaï est un exemple « vivant », embrasse des secteurs aussi disparates que les cosmétiques, les consommables, les textiles, les appareils électriques et électroniques, etc.
Ses opérateurs sont à la fois des artisans et des industriels, grossistes et détaillants, mais pratiquement tous sans la moindre autorisation légale. Des registres du commerce souvent falsifiés, de fausses facturations qui suppléent à l’absence généralisée de facturation, des changes massifs sur le marché parallèle des devises ou l’exportation frauduleuse sur les frontières sud, ouest et est du pays, tels sont les apparats d’un secteur devenu déterminant dans l’essor de l’économie nationale.

Plus pernicieux que la fraude fiscale, si énorme soit-elle, le blanchiment d’argent fait également partie du paysage où se rencontrent un certain nombre de commerçants qui n’ont rien à voir avec des enfants de chœur tant ils sont adeptes de la corruption et du transfert de capitaux par le biais de la sous-facturation. Ces maux étant connus et à caractère national, ce qui se passe à El Eulma relève dès lors d’une sorte de banale fatalité. Localité qui comptait à peine 30 000 habitants dans les années 70, la cité dépasse aujourd’hui les 200 000 âmes et s’impose comme un pôle à la fois attractif et en perpétuelle croissance, drainant des appétits considérables et s’imposant aux commerçants ambitieux comme un lieu de résidence privilégié.
Relevant du secteur dit Mandhar el Djamil (Bellevue) en ce qui concerne la fiscalité, le quartier de Dubaï donne le tournis, semble-t-il, aux inspecteurs de l’hôtel des impôts, sis à quelque centaines de mètres à peine. Aussi chaleureux qu’hermétique, l’un d’eux reconnaît qu’il « existe une multitude de problèmes sur les plans fiscal, sécuritaire, douanier et autres ». Aussi, la direction du contentieux pilotée par D. Legmara, au siège de la wilaya, ploie-t-elle sous un volume de travail effarant pour tenter de maîtriser les activités d’un secteur informel en plein boom dont les tentacules rendent souvent aléatoires les velléités de régulation.
A l’instar de la pièce détachée, monopolisée par la localité voisine de Tajenanet, El Eulma tend à accaparer le marché des cosmétiques, de l’électroménager et de l’ameublement. Toutes les marchandises proviennent d’Asie et se caractérisent à 80% par la contrefaçon. Les commerçants se rendent pour la plupart en Chine, aussi souvent et aisément qu’à Sétif, et ils ont tissé des liens avec les producteurs locaux qui ont, affirment certaines sources, créé des unités de fabrication spécialement consacrées au marché algérien. Lorsque le tronçon qui doit relier le port de Djen Djen à El Eulma sera achevé, au grand bonheur des importateurs qui ne seront plus qu’à 45 minutes de leurs containers et verront le coût de transport de leur marchandise diminuer sensiblement, le quartier de Dubaï connaîtra une nouvelle embellie grâce aux efforts et à la sollicitude de l’Etat, incontestablement bon prince.


A. Chabane, La Tribune

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