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SETIF (20)

mercredi 8 décembre 2010, , article écrit par Ammar Koroghli et publié par La rédaction


Je me rappellerai toujours le jour où nous lui rendîmes visite, avec mon père, à l’hôpital de Constantine. Je devais alors être à l’école primaire. A sa vue, je fus ébloui en le revoyant car il avait pris de l’embonpoint ; il avait bonne mine et son sourire était éclatant. Quand il nous vit, il nous reconnut aussitôt et il faillit littéralement s’envoler de joie, n’eût été sa paralysie. Mon père décida qu’il y avait une chance pour lui de pouvoir guérir et de recouvrer l’usage de ses jambes, à défaut de la parole. Hélas, en vain. Son merveilleux sourire ne lui permit ni l’un ni l’autre. Ni même de sauver sa vie. J’ai encore en mémoire le jour de son départ pour l’éternité. Je me mordais le bout des doigts pour ne pas obéir à mon envie de sangloter. Assis à mon coin habituel, je pleurais en silence m’efforçant de ne pas crier de douleur.

 « De toutes les manières, sa mort était prévisible vu que son état empirait de jour en jour », me murmurait alors Djelloul.

Voilà que s’ajoutait pour nous un autre malheur.

Le seul ami me demeurant fidèle me consolait comme de coutume de sa mielleuse voix. J’observais son torse se soulevant au rythme de l’émotion qui l’étreignait. Refoulant les larmes qui l’assaillaient, il promenait son regard çà et là, dans la chambre exiguë qui semblait avoir revêtu la tristesse qui nous accablait. De l’autre côté de la chambre, les talebs psalmodiaient le Coran sur un air tantôt lent tantôt rapide. Celui qui reposait dans une paix ineffable a été durant une existence de seize années cloîtré. Une vie dénuée de toute plénitude. Paralysé dès sa venue au monde, il n’a pas eu la joie de savourer sa part au soleil. Il n’a pour ainsi dire jamais vu un pan de ciel, ni une goutte de pluie. A cela, se conjuguait la paralysie des cordes vocales. Quel exil ! A la fin de sa vie, il était d’une maigreur squelettique, la mine livide, les yeux mornes, les membres toujours croisés. Abdel Aziz a connu une position unique seize années durant. Sa personne subissait le joug despotique et disgracieux dont l’avait doté la nature. Sa situation était une prosternation de seize ans à la paralysie qui l’affectait.
Il est né en troisième position, après moi et ma sœur ; ayant vu le jour à une époque où les canons gueulaient leur envie d’indépendance, il s’est trouvé fauché de la sienne. Cette carence l’a poursuivi jusqu’à ce que trépas s’ensuive. Placide, Abdel Aziz a enduré la sentence de la nature. Sa vie s’est écoulée telle une lente agonie. A ses premières années d’existence, sa raison refusait le monde adulte et ses abominations. Comme une bête soumise à son mal incurable, il assistait au malheur de ses parents qui, malgré eux, avaient fait le sien…

Je me rappelle les malades et les infirmières de l’hôpital de Constantine. C’était le début euphorique de l’Indépendance annonciatrice de monts et merveilles. La huitième merveille du monde nous était promise par d’avides candidats au pouvoir absolu. Un jour, mon père avait cru trouver le moyen de guérir ce fils si désiré. Cet espoir s’éteignit très vite. Dès lors, la vie de Abdel Aziz a été un bagne où des germes exécrables ont fermenté et failli donner naissance à la haine. La haine de ce monde que reflétaient des yeux attristés. Abdel Aziz vivait dans une insomnie permanente. Pourtant, il dut s’accoutumer à sa condition. A seize ans, il avait l’air, son état rachitique le voulait, d’un être humain difforme. Sanctionné par la nature, il se savait déchu. L’instinct aidant. Bercé par l’idée de se hisser au rang d’être humain libre, les contraintes pleuvaient cependant sur lui comme un orage. Sans moyens de défense, il subissait les sévices multiples dont l’accablait sa situation.
Il avait une faible perception des choses et du monde environnant. La parole vissée au fond de la gorge, il ne pouvait clamer son indignation accumulée au fil des années. Sa paralysie l’empêchait d’être debout. Position inamovible oblige. Les années passaient. La douleur devenait plus grande. Telle une épave, il se débattait silencieusement. En un combat douteux. Quelle prouesse que de lutter dans l’ombre ! Abdel Aziz était sobre. Subissant le régime draconien qui était imposé à ses parents et à sa personne, il acceptait cet état de chose tacitement. Le langage ? Un luxe pour lui. Son état empirait de plus en plus. De jour en jour. Sa mort était prévisible de toutes les manières. L’échéance de sa vie étant arrivée, ses yeux s’éteignirent comme des tisons en mal d’incandescence.

M’efforçant de ne pas crier de douleur, je pleurais en silence. Assis à mon coin habituel, pour ne pas obéir à mon envie de sangloter, je me mordais le bout des doigts… Son enterrement fut aussi le mien. Ce fut le jour le plus triste de ma vie…

(A suivre)


Ammar Koroghli

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