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Chadli Bendjedid : Ou l’amnésie comme mode d’orientation de la conscience nationale

jeudi 4 décembre 2008, , article écrit par Ammar Koroghli *, Le Quotidien d’Oran et publié par La rédaction


a sortie médiatique de l’ancien président, M. Chadli Bendjedid, suscite légitimement des interrogations. En qualité de simple citoyen universitaire, je propose ci-après les passages encore inédits de l’un de mes ouvrages portant sur l’Algérie contemporaine consacrés à celui-ci et provisoirement intitulé « Démocratie résiduelle et mal développement en Algérie » (en complément de mon analyse sur la vie politique et économique de notre pays de l’indépendance à 1980. Cf. mon livre : Institutions politiques et développement en Algérie). Il va de soi que, par cette contribution, je n’entends apporter aucune caution aux tenants de la non limitation du nombre des mandats présidentiels telle qu’exposée dans la Constitution de 2008 (la Constitution de 1989 octroyée par le régime de notre ex-président ne s’inscrivant pas plus dans l’alternance au pouvoir).

Après sa désignation à la succession de Boumediène et son intronisation par la direction de l’armée et du FLN comme candidat unique à la présidence de la République, une résolution organique du FLN du 14 mai 1980 conféra à Chadli les pleins pouvoirs afin de restructurer celui-ci. De plus, la nomination du gouvernement dépendait exclusivement de lui. Enfin, il renforça son autorité sur l’armée - dont il a été le ministre - par la reconstitution de l’état-major, ainsi que sur le FLN par la réduction du BP à sept membres au lieu de dix-sept. Les changements opérés au niveau du gouvernement et du BP du FLN ont préfiguré la mainmise de Chadli sur le pouvoir qui a écarté peu à peu ses adversaires réels (Yahiaoui et Bouteflika) ou potentiels (Abdelghani et Abdesselam). De même, peu à peu, les membres du Conseil de la révolution (MM. Draïa, Bencherif, Tayebi Larbi) vont cesser d’occuper des postes ministériels et ne siègent plus au sein du BP du FLN. La confusion des pouvoirs était alors à son comble, Chadli ayant été président de la République, secrétaire général du FLN et ministre de la Défense nationale où il plaça ses hommes aux postes de directeurs centraux. Ce dispositif fut complété par l’affectation de ses partisans aux postes importants de l’ANP (notamment à la tête des régions militaires) et la mise à la retraite de certains officiers jugés sans doute gênants, le rattachement de la sécurité militaire à la présidence et le remplacement au gouvernement des « politiques » par des technocrates lors de différents remaniements ministériels. Un véritable Etat d’exception.

Pour « Jeune Afrique », il apparaissait comme un apparatchik, « méditerranéen conservateur et ouvert à la fois, non dénué de tendresse pour les jouissances terrestres » (1). Pour « Algérie actualité », Chadli se caractérise par « sa célèbre irrésolution » (« c’est la faute à... »). En outre, pour le même journal, « Chef de l’Etat, Bendjedid ne fit jamais l’effort d’apprendre les vrais dossiers du pays, de solliciter l’avis des grands spécialistes qui pouvaient l’éclairer. L’exemple tragiquement illustrateur de son incompétence est son approche superficielle du phénomène intégriste ». Le même journal ajoute que « Les drames que connaîtra l’Algérie pendant les trois années qui suivront octobre 88 naîtront du refus obstiné de Chadli Bendjedid de partir » (2). Il finit par partir dans les conditions que l’on connaît. En tout état de cause, le régime de celui-ci va graduellement procéder à une certaine critique des réalisations de son prédécesseur, tout en proclamant dans ses discours la continuité et « le changement dans la continuité ». Ainsi, d’abord, il va promouvoir quelques mesures qui vont frapper l’imagination des Algériens, à savoir : la suppression de l’autorisation de sortie du territoire national, la libération du président Ben Bella et l’invitation aux exilés politiques de rentrer. Parallèlement, il n’aura de cesse d’évacuer de la scène ses adversaires politiques en leur fabriquant au besoin un procès et de modeler le personnel civil et militaire de l’Etat afin d’accéder à une clientèle à sa dévotion lui permettant de mettre en pratique son projet de libéralisme « spécifique ». Aussi, après avoir caractérisé la situation comme présentant de « grandes réalisations », mais de « profonds déséquilibres » également, il va procéder au démantèlement de la politique antérieure, aidée en cela par son équipe dont la langue de bois ne fut pas le dernier des défauts.

Sur les deux pôles de l’économie algérienne ayant suscité les plus vives controverses, on peut relever, dans un dossier consacré à l’Algérie, le point de vue de Abdellatif Benachenhou (économiste et ministre des Finances de Bouteflika), qui a ainsi résumé la situation (notamment en ce qui concerne l’industrialisation) : « Ses détracteurs de droite dénoncent le déficit des entreprises publiques, le fonctionnement du monopole du commerce extérieur confié au secteur public, la négligence de l’agriculture, la place subordonnée laissée à l’entreprise privée. Ses détracteurs de gauche dénoncent l’insuffisance de planification des investissements, les surcoûts de l’industrialisation et l’autoritarisme social produit par l’ascension vertigineuse d’une technocratie accusée d’avoir enterré l’autogestion et de prêter peu d’attention à l’élévation du niveau de vie des masses populaires » (4). S’agissant de l’agriculture, l’un des spécialistes algériens de la question, Slimane Bedrani, pense qu’il y a en Algérie une « boulimie industrialiste ». Aussi, ne saurait-on être étonnés quant à l’affectation des ressources d’investissement puisque : « La part de l’agriculture, de l’hydraulique et des pêches dans les investissements publics réalisés tombe de 20,5 % à 12 % et à 7,4 % respectivement pour les périodes 1967-1969, 1970-1973 et 1974-1977". Toujours est-il que le premier plan quinquennal (1980-84) consacre à l’agriculture 20 milliards de dinars « soit autant qu’il avait prévu d’investir pendant les 13 années précédentes » avec la volonté affichée de « débureaucratisation de l’agriculture, la restructuration des exploitations autogérées et un intérêt plus grand au secteur agricole privé » (5).

Langue de bois et slogans

Il n’empêche que la langue de bois continua d’être à l’ordre du jour au sein de l’élite ; ainsi, M. Brahimi, alors ministre de la Planification et de l’Aménagement du territoire, eut à déclarer à propos du premier plan quinquennal, qu’ »Il constitue un élément stratégique dans le processus engagé pour le renforcement de l’indépendance nationale et la lutte du peuple algérien pour la construction du socialisme », pensant que l’économie algérienne avait besoin d’ »un mouvement de restructuration organique » pour doter les entreprises d’une plus grande souplesse de fonctionnement dans le cadre d’ »une plus large décentralisation des responsabilités » (6). En réalité, la stratégie de développement « industrialiste » algérienne offrait déjà à l’analyse ses contradictions et partant, les difficultés futures de gestion de celles-ci par la société politique. Ainsi, en est-il de l’appel inconsidéré aux firmes étrangères qui s’est traduit par une dépendance technologique, un fort endettement allant crescendo et l’accentuation des différenciations socio-économiques, avec en prime une disparité ville campagne à l’origine sans doute de l’exode rural massif et de l’apparition (semble-t-il) de 6.000 milliardaires ; ce qui allait modifier le jeu d’alliances. De la paysannerie (avec la révolution agraire) et des ouvriers (avec la gestion socialiste des entreprises), un glissement graduel va s’opérer vers la bourgeoisie atomisée : terrienne, industrialiste, commerçante et d’Etat (techno-bureaucratie issue de l’Administration).

Sous Chadli Bendjedid, les slogans furent : « Vers une vie meilleure » d’abord, « Le travail et la rigueur » ensuite et « Le compter sur soi » enfin, avec en prime l’opération de « dégourbisation » de l’habitat précaire. Ce qu’il a été convenu d’appeler « l’après-pétrole » a commencé alors pour voir l’Algérie se doter d’un programme où figurent les nouvelles énergies : solaire, éolienne, géothermique et pourquoi pas nucléaire ; en somme, développer toutes les ressources alternatives. Par ailleurs, le pouvoir à l’ère de Chadli commença à songer à un nouveau code pétrolier en sorte que les compagnies pétrolières à réputation internationale puissent intervenir comme partenaires économiques. En effet, « réalisme » et « pragmatisme » devinrent les maître-mots depuis la baisse des recettes pétrolières, les difficultés d’écoulement du gaz et face à la croissance démographique ; d’où l’idée du régime de la « fin du gigantisme industriel » et l’utilisation d’un secteur privé efficace, avec comme corollaire le langage de la production et de la productivité comme nouveau credo économique. Ainsi, le nouveau pouvoir plaide « pour une économie moderne, l’arrêt des intrusions de la politique dans la gestion de l’économie et la fin de l’Etat-providence » (Messaoudi Zitouni, alors ministre des Industries légères).

A l’occasion de l’opération d’enrichissement de la charte nationale, Chadli Bendjedid a pu dire que : « Notre vision au plan économique, culturel et social doit aller de pair avec la nouvelle étape, ses données et ses perspectives... La révolution qui se fige au nom des principes est une révolution vouée à l’échec et à la déviation » (7), ajoutant qu’il faut éviter « le repli sur soi, le marasme, la sclérose et le dogmatisme étouffant ». L’austérité était désormais à l’ordre du jour et portait sur le secteur social, les infrastructures économiques, la consommation ; la dette était alors de l’ordre de 17,8 milliards de dollars, les créanciers étant la France : 19,50 %, le Japon : 14 %, les USA : 13,30 % et la RFA : 7,40 %. Aussi, le programme d’investissement a été révisé. La priorité fut donnée aux projets ne nécessitant pas le recours à l’étranger ; d’où le gel de certains projets inscrits dans le plan quinquennal tel le métro d’Alger. En matière budgétaire, dans le cadre de la Loi de finances initiale, les dépenses s’élevaient à 128 milliards de dinars ; dans le projet complémentaire, il n’est plus prévu que 104,5 milliards de dinars. Là aussi, il faut souligner la dépendance accrue de l’économie algérienne vis-à-vis de l’extérieur : 60 % des besoins en céréales, la quasi-totalité des biens d’équipement, plus de la moitié des semi-produits nécessaires à l’industrie, la construction des ¾ des logements par des entreprises étrangères. A cet effet, des mesures sont préconisées, parmi lesquelles figure le réaménagement du rôle du secteur privé présent surtout dans le commerce, l’agro-alimentaire, le tourisme, la confection, les chaussures tant il est vrai que « son contrôle restait jusqu’en 1982 approximatif ; sur 5.000 petites et moyennes entreprises industrielles privées recensées en 1982, seulement 950 - soit moins d’un cinquième - avaient reçu un agrément officiel » (8).

Par ailleurs, l’austérité alors à l’ordre du jour a touché les citoyens dans les domaines suivants : diminution de l’allocation touristique, taxation des bagages à l’entrée du territoire, coupures d’eau, pénuries en tous genres, rareté des transports en commun... D’évidence, il y avait là de quoi inquiéter le régime lorsqu’on sait qu’ « en pourcentage, la baisse des revenus algériens est estimée par certains experts financiers à 45 % pour le gaz et entre 28 et 45 % pour le pétrole » (9). De surcroît, en 1986, le service de la dette (estimé alors à 20 milliards de dollars) était de 50 % des revenus pétroliers. A cet égard, s’il est possible de soutenir que « La grande limite de la stratégie suivie au cours des années 70 aura sans doute été la survalorisation de l’économisme et le retard de la mutation des mentalités dans leur rapport à l’Etat et à la culture », peut-on affirmer, en revanche, que : « L’Algérie est en train de passer du stade de la consommation d’une modernité importée à celui de la production de sa propre modernité » (10) ? Le problème alors survalorisé fut la crise agricole. Ainsi, le projet économique initial (révolution agraire) a consisté en l’installation de coopératives des paysans sans terre et des khammès sur les terres domaniales et les terres des grands propriétaires fonciers nationalisés. Depuis, les années 70 déjà, la consommation nationale est dépendante en céréales, produits laitiers, matières grasses et sucre. Sous Chadli Bendjedid, dès 1981, il y eut restructuration des domaines autogérés et des coopératives, le développement de l’agriculture privée, la levée des limitations de la propriété foncière fixée par la révolution agraire, la priorité donnée à l’hydraulique, la valorisation de la steppe et le développement de la culture sous serre. Cette option devait favoriser le passage de « l’ère de l’or noir à celle du pétrole vert ». Ce qui a, sans doute, fait dire à Chadli : « Nous nous employons sans relâche, depuis 1980, et chaque fois avec plus de rigueur et de résolution, à adapter notre appareil de production et notre organisation économique aux nouvelles exigences, à la recherche des meilleures performances économiques et sociales possibles, en comptant sur nos possibilités propres » (11).

A suivre


* Avocat algérien (Auteur notamment d’Institutions politiques et développement en Algérie).

Notes :

1/ « Jeune Afrique » du 22/1/86 ;

2/ « Algérie actualité » du 8/10/92 ;

3/ « Le Monde » du 5/7/82 (Dossier consacré à l’Algérie) ;

4/ Id. 5/ Id. 6/ Id.

7/ « Le Monde diplomatique » de novembre 82 ;

8/ « Le Monde » du 7/12/85 ;

9/ « Bulletin de l’économie arabe » de juillet août 86 ;

10/ A. Djeghloul, « Le Monde diplomatique » de novembre 86 ;

11/ « Arabies » de juillet août 88 ;


Ammar Koroghli *, Le Quotidien d’Oran

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